vendredi 28 août 2020

Du petit nombre de ceux qui aiment la croix de Jésus-Christ

1. Beaucoup voudraient régner avec le Roi des rois,
Mais qu'ils sont peu nombreux les amants de sa croix !
Beaucoup voudraient jouir de sa douce allégresse,
Mais bien peu, pour lui plaire, acceptent la tristesse.
Beaucoup voudraient s'asseoir au banquet du Sauveur,
Mais sa rude abstinence excite leur frayeur.
Notre cœur est ravi de partager sa joie,
Mais sommes-nous heureux des maux qu'il nous envoie ?
Beaucoup suivent Jésus jusqu'à la fraction
D'un pain venu des cieux ; mais dans l'affliction
Se montrent-ils jaloux de boire à son calice ?
Des miracles divins plusieurs font leur délice ;
L'opprobre de la croix, combien peu l'ont goûté !
Ils aiment le Seigneur dans la prospérité ;
Ils chantent son amour et sa miséricorde,
Et savent le bénir des biens qu'il leur accorde :
Mais que Dieu les délaisse et se cache un moment,
Soudain c'est le murmure ou bien l'accablement.

2. O mon très doux Jésus, le chrétien qui vous aime
Uniquement pour vous, et non point pour lui-même,
Ne vous chérit pas moins au sein de la douleur
Que lorsque vos bienfaits l'enivrent de bonheur.
Fût-il sans cesse en proie aux maux les plus étranges,
Il vous paîrait encore son tribut de louanges
Et saurait vous bénir d'un cœur reconnaissant.

3. Oh ! que l'amour divin est donc fort et puissant,
Quand l'amour de moi-même ou mon propre avantage
Ne vient pas y mêler son impur alliage !
N'est-on pas mercenaire et sans affection
Quand on cherche toujours sa consolation ?
Une âme intéressée, esclave du bien-être,
Se préfère elle-même à l'adorable Maître.
Où trouver un mortel qui serve Dieu pour rien ?

4. Le juste détaché de tout terrestre bien,
Qu'il est rare ici-bas ! Cherchez cette âme pure,
Ce vrai pauvre d'esprit, que nulle créature
N'enchaîne à son amour, ..... Cherchez, cherchez encor,
Parcourez l'univers pour trouver ce trésor.
Se fût-on dépouillé de sa fortune entière,
On n'aurait fait qu'un pas dans la sainte carrière ;
D'âpres austérités ont encor peu de prix ;
Tout ce qu'on peut savoir, l'homme l'eût-il appris,
Sa science n'est rien ; encor que très ardentes,
Sa ferveur et sa foi ne sont pas suffisantes.
Reste un point capital : c'est qu'ayant tout quitté,
Il se quitte lui-même et n'ait de volonté
Que l'aimable vouloir de son céleste Père ;
C'est qu'après avoir fait tout ce qu'il devait faire,
Il confesse humblement n'avoir rien fait pour Dieu.

5. Ce qu'on admire en nous, estimons-le fort peu :
A nos moindres devoirs quand nous serions dociles,
Sachons nous proclamer serviteurs inutiles,
(1)
Selon qu'à tout chrétien le Seigneur l'a prescrit.
Oui, nous serons alors vraiment pauvres d'esprit,
Et nous pourrons chanter avec le Roi-Prophète :
Je suis seul et n'ai point où reposer ma tête. (2)
Qu'on est libre, en retour, et qu'on est riche et grand,
Quand on a tout quitté pour vivre au dernier rang !


(1): Luc, ch. XVII, ver. 10.
(2): Ps. 24, ver. 16.



 




Traduction littérale de l'abbé de Lamennais :

  1. Il y en a beaucoup qui désirent le céleste royaume de Jésus, mais peu consentent à porter sa Croix.
    Beaucoup souhaitent ses consolations, mais peu aiment ses souffrances.
    Il trouve beaucoup de compagnons de sa table, mais peu de son abstinence.
    Tous veulent partager sa joie; mais peu veulent souffrir quelque chose pour lui.
    Plusieurs suivent Jésus jusqu'à la fraction du pain, mais peu jusqu'à boire le calice de sa passion.
    Plusieurs admirent ses miracles; mais peu goûtent l'ignominie de sa Croix.
    Plusieurs aiment Jésus pendant qu'il ne leur arrive aucune adversité.
    Plusieurs le louent et le bénissent, tandis qu'ils reçoivent ses consolations.
    Mais si Jésus se cache et les délaisse un moment, ils tombent dans le murmure ou dans un excessif abattement.
  2. Mais ceux qui aiment Jésus pour Jésus et non pour eux-mêmes, le bénissent dans toutes les tribulations et dans l'angoisse du cœur comme dans les consolations les plus douces.
    Et quand il ne voudrait jamais les consoler, toujours cependant ils le loueraient, toujours ils lui rendraient grâces.
  3. Oh ! que ne peut l'amour de Jésus, quand il est pur et sans mélange d'amour ni d'intérêt propre !
    Ne sont-ce pas des mercenaires ceux qui cherchent toujours des consolations ?
    Ne prouvent-ils pas qu'ils s'aiment eux-mêmes plus que Jésus-Christ, ceux qui pensent toujours à leurs gains et à leurs avantages ?
    Où trouvera-t-on quelqu'un qui veuille servir Dieu pour Dieu seul ?
  4. Rarement on rencontre un homme assez avancé dans les voies spirituelles pour être dépouillé de tout.
    Car le véritable pauvre d'esprit, détaché de toute créature, qui le trouvera ? Il faut le chercher bien loin, et jusqu'aux extrémités de la terre.
    Si l'homme donne tout ce qu'il possède, ce n'est encore rien (1).
    S'il fait une grande pénitence, c'est peu encore.
    Et s'il embrasse toutes les sciences, il est encore loin.
    Et s'il a une grande vertu et une piété fervente, il lui manque encore beaucoup, il lui manque une chose souverainement nécessaire.
    Qu'est-ce encore ? C'est qu'après avoir tout quitté, il se quitte aussi lui-même et se dépouille entièrement de l'amour de soi.
    C'est enfin qu'après avoir fait tout ce qu'il sait devoir faire, il pense encore n'avoir rien fait.
  5. Qu'il estime peu ce qu'on pourrait regarder comme quelque chose de grand, et qu'en toute sincérité il confesse qu'il est un serviteur inutile, selon la parole de la Vérité: Quand vous aurez fait tout ce qui vous est commandé, dites: Nous sommes des serviteurs inutiles (2).
    Alors il sera vraiment pauvre et séparé de tout en esprit, et il pourra dire avec le prophète: Oui, je suis pauvre et seul dans le monde (3).
    Nul cependant n'est plus riche, plus puissant, plus libre, que celui qui sait quitter tout et soi-même, et se mettre au dernier rang.

    (1): Cant., ch. VIII, ver. 7.
    (2):
    Luc, ch. XVII, ver. 10.
    (3): Ps. 24, ver. 16
    .


Réflexions de l'abbé de Lamennais :


Il faut aimer Dieu pour Dieu même, et non pas à cause de la joie que l'on goûte à le servir. Car s'il nous retirait ses consolations, que deviendrait cet amour mercenaire ?

Celui qui se cherche encore en quelque chose ne sait point aimer. Regardez votre modèle, contemplez Jésus, il ne s'est recherché en rien: Christus non sibi placuit (1). Il a tout sacrifié pour vous, son repos, sa vie, sa volonté même: Non pas ce que je veux, disait-il, mais ce que vous voulez (2). Il a tout souffert, jusqu'à la croix, jusqu'au délaissement de son Père: Mon Père! Pourquoi m'avez-vous abandonné (3)?

Entrons, à son exemple, dans cet esprit de sacrifice, et, détachés désormais de tout intérêt propre, acceptons avec une égale sérénité les biens et les maux, les peines et les joies, en sorte que, n'ayant de pensées, de désirs que ceux de Jésus, nous soyons consommés avec lui dans cette unité parfaite (4) que, près de quitter ce monde, il demandait pour nous à son Père, comme le dernier et le plus grand de ses dons.

(1): Rom., ch. XV, ver. 3.
(2): Matth., ch. XXVI, ver. 39.
(3): Matth.
, ch. XXVII, ver. 46.
(4):
Jean, ch. XVII, ver. 23.


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