vendredi 31 juillet 2020

De la privation de toute consolation

1. Quand de ses flots divins la grâce nous inonde,
Nous sommes peu touchés de la faveur du monde ;
Mais qu'un mortel est grand, lorsque, au sein du malheur,
Délaissé des humains, délaissé du Seigneur,
Il supporte pour Dieu ce dur exil de l'âme
Et foule aux pieds l'orgueil, qui trop souvent réclame !
Est-il donc surprenant que vous soyez joyeux
Quand la faveur d'en haut vous rend humble et pieux ?
Pour tout homme ici-bas c'est l'heure désirable :
Il est doux de voguer par un vent favorable.
La main du Tout-Puissant et son divin flambeau,
En dirigeant mes pas, allègent mon fardeau.

2. A chercher le plaisir la nature est docile,
Mais s'oublier soi-même est chose moins facile.
Fidèle à son prélat, le saint martyr Laurent
Dans les adversités se montre ferme et grand :
Après avoir vaincu le monde et tous ses charmes,
Il offre encore à Dieu le tribut de ses larmes,
Quand on vient lui ravir Sixte, son bienfaiteur.
Ainsi sur l'amitié l'amour du Créateur
L'emporte en ce héros que la grâce illumine,
Car il cherche avant tout la volonté divine.
Sachez donc, vous aussi, triompher de la chair,
En quittant pour Jésus votre ami le plus cher.
Et s'il advient qu'un jour cet ami vous délaisse,
Pour supporter sans plainte un acte qui vous blesse,
Rappelez-vous qu'il faut tout quitter à la mort.

3. Ce n'est point sans combats, sans un constant effort,
Qu'on parvient pleinement à se vaincre soi-même,
A rechercher Dieu seul en tout ce que l'on aime.
Quel mortel, confiant dans sa propre vertu,
Ne recourt aux humains, lorsqu'il est abattu ?
Mais un ami du Christ, pour se montrer fidèle
A marcher sur les pas de son divin modèle
Et pour lui rendre gloire, aux terrestres douceurs
Préfère la souffrance et les âpres labeurs.

4. Dieu vous verse les dons de sa magnificence ?...
Témoignez-en toujours votre reconnaissance :
Comme autant de faveurs sachez les accueillir,
Et gardez-vous alors de vous enorgueillir.
Modérez votre joie : un nouveau don céleste
Doit vous rendre toujours plus sage et plus modeste ;
Craignez d'être infidèle en la moindre action ;
Car la paix fera place à la tentation.
De la grâce d'en haut quand vous sentez l'absence,
Ne perdez point espoir : par votre patience
Méritez de nouveau les célestes douceurs,
Dieu pouvant vous combler de plus amples faveurs.
Dans les divins conseils rien de nouveau, d'étrange :
Les prophètes, les saints, ont connu ce mélange
D'allégresse et d'épreuve.

5. A l'un d'eux de parler :
J'ai dit dans ma ferveur : Rien ne peut m'ébranler. (1)
Délaissé par la grâce, il change de langage,
Pour rendre sa douleur : O Dieu, votre visage
S'est détourné du mien, et mon cœur s'est troublé.
(2)
Mais par le désespoir il n'est point accablé ;
Il prie avec ferveur au sein de sa détresse :
Vers vous, Seigneur mon Dieu, j'élèverai sans cesse
Et mes vœux et mes cris.
(3) Il recueille à l'instant
Le fruit de sa prière : Oui, le Très-Haut m'entend,
Il m'a pris en pitié, le Ciel me vient en aide ;
(4)
Mais comment ? Grâce à vous, Seigneur, la paix succède
A mes tourments affreux ; je me sens abreuvé
D'ineffables douceurs.
(5) Mais puisqu'il est prouvé
Que tous les saints ont dû connaître la souffrance,
Moi, chrétien sans vertu, perdrai-je l'espérance,
Lorsque, après la ferveur, je sens l'aridité ?
Suivant son bon plaisir, l'Esprit de charité
S'éloigne ou vient à nous. Job en fournit la preuve :
Tout d'abord c'est la joie, et soudain c'est l'épreuve. (6)

6. A mes besoins, hélas ! qui daignera pourvoir ?...
En vous, ô Dieu clément, je mets tout mon espoir.
A quoi me serviront les plus parfaits modèles,
Quel secours trouverai-je en des amis fidèles,
En d'éloquents traités, en des livres pieux,
Quel charme auront pour moi des chants délicieux,
Si le Seigneur me livre à ma propre indigence ?
Mon seul remède alors, c'est l'humble patience,
Le parfait abandon au bon vouloir divin.

7. Dans les siècles passés, je cherche, mais en vain,
L'âme à qui Dieu parfois n'a point ravi sa grâce,
Qu'au sentier des labeurs on ne vit jamais lasse,
Qu'illumina toujours la céleste clarté.
Quel saint fut assez pur pour n'être point tenté ?
De contempler son Dieu nul ne peut être digne,
Sans porter sur le front l'auguste et noble signe
De la croix du Sauveur ; car la tentation
Présage très souvent la consolation.
C'est le juste éprouvé que le Seigneur convie
A partager sa joie : A l'arbre de la vie
Le vainqueur cueillera des fruits délicieux.
(7)

8. Quand l'homme est prévenu de la faveur des Cieux,
C'est pour qu'il puisse un jour lutter sans défaillance.
Par l'épreuve qui suit, Dieu, dans sa bienveillance,
Le préserve d'orgueil ; car Satan ne dort pas
Et la chair vit toujours : à de nouveaux combats
Préparez-vous encore, préparez-vous sans cesse,
Pour vaincre à chaque instant l'ennemi qui vous presse.


(1): Ps. 29, ver. 7.
(2): Ps. 29, ver. 8.
(3): Ps. 29, ver. 9.
(4): Ps. 29, ver. 11.
(5): Ps. 29, ver. 12.
(6): Job, ch. VII, ver. 18.
(7): Apoc., ch. II, ver. 7.



 




Traduction littérale de l'abbé de Lamennais :

  1. Il n'est pas difficile de mépriser les consolations humaines quand on jouit des consolations divines.
    Mais il est grand et très grand de consentir à être privé tout à la fois des consolations des hommes et de celles de Dieu, de supporter volontairement pour sa gloire cet exil du cœur, de ne se rechercher en rien, et de ne faire aucun retour sur ses propres mérites.
    Qu'y a-t-il d'étonnant si vous êtes rempli d'allégresse et de ferveur lorsque la grâce descend en vous ? C'est pour tous l'heure désirable.
    Il avance aisément et avec joie, celui que la grâce soulève.
    Comment sentirait-il son fardeau, quand il est porté par le Tout-Puissant et conduit par le guide suprême ?
  2. Toujours nous cherchons quelque soulagement, et difficilement l'homme se dépouille de lui-même.
    Fidèle à son évêque, le saint martyr Laurent vainquit le siècle parce qu'il méprisa tout ce que le monde offre de séduisant, et qu'il souffrit en paix, pour l'amour de Jésus-Christ, d'être séparé du souverain prêtre de Dieu, de Sixte, qu'il aimait avec une vive tendresse.
    Pour l'amour du Créateur surmontant l'amour de l'homme, aux consolations humaines il préféra le bon plaisir divin.
    Et vous aussi, apprenez donc à quitter, pour l'amour de Dieu, l'ami le plus cher et le plus intime.
    Et ne murmurez point s'il arrive que votre ami vous abandonne, sachant qu'après tout il faudra bien un jour se séparer tous.
  3. Ce n'est pas sans combattre beaucoup et longtemps en lui-même, que l'homme apprend à se vaincre pleinement et à reporter en Dieu toutes ses affections.
    Lorsqu'il s'appuie sur lui-même, il se laisse aisément aller aux consolations humaines.
    Mais celui qui a vraiment l'amour de Jésus-Christ et le zèle de la vertu ne cède point à l'attrait des consolations, et ne cherche point les douceurs sensibles; il désire plutôt de fortes épreuves, et de souffrir de durs travaux pour Jésus-Christ.
  4. Quand donc Dieu vous accorde quelque consolation spirituelle, recevez-la avec actions de grâces; mais reconnaissez-y le don de Dieu et non votre propre mérite.
    Ne vous en élevez pas, n'en ayez point trop de joie, n'en concevez pas une vaine présomption. Que cette grâce, au contraire, vous rende plus humble, plus vigilant, plus timide dans toutes vos actions; car ce moment passera et sera suivi de la tentation.
    Quand la consolation vous est ôtée, ne vous découragez pas aussitôt; mais attendez avec humilité et avec patience que Dieu vous visite de nouveau: car il est tout-puissant pour vous consoler encore plus.
    Cela n'est ni nouveau ni étrange pour ceux qui ont l'expérience des voies de Dieu: les grands saints et les anciens prophètes ont souvent éprouvé ces vicissitudes.
  5. L'un d'eux, sentant la présence de la grâce, s'écriait: J'ai dit dans mon abondance: Je ne serai jamais ébranlé (1) ! Mais la grâce s'étant retirée, il ajoutait: Vous avez détourné de moi votre face, et j'ai été rempli de trouble (2).
    Dans ce trouble cependant, il ne désespère point; mais il prie le Seigneur avec plus d'insistance, disant: Seigneur, je crierai vers vous, et j'implorerai mon Dieu (3).
    Enfin il recueille le fruit de sa prière et il témoigne qu'il a été exaucé: Le Seigneur m'a écouté, il a eu pitié de moi, le Seigneur s'est fait mon appui (4).
    Mais comment ? Vous avez, dit-il, changé mes gémissements en chants d'allégresse, et vous m'avez environné de joie (5).
    Or, puisque Dieu en use ainsi avec les plus grands saints, nous ne devons pas perdre courage, pauvres infirmes que nous sommes, si quelquefois nous éprouvons de la ferveur et quelquefois du refroidissement: car l'esprit de Dieu vient et se retire comme il lui plaît. Ce qui faisait dire au bienheureux Job: Vous visitez l'homme dès le matin, et aussitôt vous l'éprouvez (6).
  6. En quoi donc espérer, et en quoi mettre ma confiance, si ce n'est uniquement dans la grande miséricorde de mon Dieu et dans l'attente de la grâce céleste ?
    Car, soit que j'aie près de moi des hommes vertueux, des religieux fervents, des amis fidèles; soit que je lise de saints livres et d'éloquents traités, soit que j'entende le doux chant des hymnes, tout cela aide peu et ne touche guère quand la grâce se retire, et que je suis délaissé dans ma propre indigence.
    Alors il n'est point de meilleur remède qu'une humble patience et l'abandon de soi-même à la volonté de Dieu.
  7. Je n'ai jamais rencontré d'homme si pieux et si parfait qui n'ait éprouvé quelquefois cette privation de la grâce et une diminution de ferveur.
    Nul saint n'a été ravi si haut ni si rempli de lumière qu'il n'ait été tenté avant ou après.
    Car il n'est pas digne d'être élevé jusqu'à la contemplation de Dieu, celui qui n'a pas souffert pour Dieu quelque tribulation.
    La tentation annonce d'ordinaire la consolation qui doit suivre.
    Car la consolation céleste est promise à ceux qu'a éprouvés la tentation. Celui qui vaincra, dit le Seigneur, je lui donnerai à manger du fruit de l'arbre de vie (7).
  8. La consolation divine est donnée afin que l'homme ait plus de force pour soutenir l'adversité.
    La tentation vient après, afin qu'il ne s'enorgueillisse pas du bien.
    Car Satan ne dort point, et la chair n'est pas encore morte: c'est pourquoi ne cessez de vous préparer au combat, parce qu'à droite et à gauche sont des ennemis qui ne se reposent jamais.

    (1): Ps. 29, ver. 7.
    (2): Ps. 29, ver. 8.
    (3): Ps. 29, ver. 9.
    (4): Ps. 29, ver. 11.
    (5): Ps. 29, ver. 12.
    (6): Job, ch. VII, ver. 18.
    (7): Apoc., ch. II, ver. 7
    .


Réflexions de l'abbé de Lamennais :


Bien que l'humanité sainte du Sauveur ne cessât de jouir, par son union intime avec le Verbe divin, d'une paix et d'une joie inaltérable, il ne laissait pas de ressentir souvent, dans la partie inférieure de l'âme, les afflictions et les douleurs devenues l'apanage de notre nature depuis le péché.
Qui n'a présentes à l'esprit ces grandes paroles: Mon âme est triste jusqu'à la mort (1)? Mon Père! Mon Père! Pourquoi m'avez-vous délaissé (2)? Ainsi l'âme chrétienne, sans perdre sa paix, est éprouvée aussi par la tristesse et les tribulations intérieures. Si elle goûtait toujours la consolation, il serait à craindre qu'elle ne tombât peu à peu dans le relâchement, et qu'aurait-elle d'ailleurs à offrir à son bien-aimé ? La vertu se perfectionne dans l'infirmité. C'est l'Apôtre qui nous l'apprend: et il ajoute aussitôt: Je me glorifierai donc dans mes infirmités, afin que la vertu de Jésus-Christ habite en moi (3).
Cette espèce d'abandon, cet exil du cœur, nous rappelle vivement notre misère, que nous oublions trop facilement, exerce notre foi, notre amour, et nous maintient dans l'humilité. Gardez-vous donc, en ces moments où Jésus paraît se retirer de vous, de fléchir sous le poids de l'épreuve, et de vous laisser aller au découragement. "Un des grands secours, dit un pieux auteur, pour bien porter sa Croix, est d'en ôter l'inquiétude et de rendre cette peine tranquille par une totale conformité à la divine volonté (4)."
Au lieu de gémir et de vous troubler, réjouissez-vous plutôt, car il est écrit: Ceux qui sèment dans les larmes, moissonnent dans l'allégresse. Ils allaient et pleuraient en répandant des semences. Ils reviendront pleins de joie, portant des gerbes dans leurs mains (5).

(1): Matth., ch. XXVI, ver. 38.
(2): Matth., ch. XXVII, ver. 46.
(3): Boudon, les Saintes Voies de la croix, livre II, ch. III.
(4): Matth., ch. XXVI, ver. 38.
(5): Ps. 125, ver. 5 et 6.


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