vendredi 6 mars 2020

De la vie intérieure

1. Mon royaume est en vous, (1) nous dit le Rédempteur.
Revenez donc à Dieu du fond de votre cœur ;
Laissez là pour toujours ce monde misérable ;
Vous trouverez enfin la paix si désirable.
Méprisant désormais ce qui brille au dehors,
A votre intérieur consacrez vos efforts :
Jésus établira son règne dans votre âme.
Le royaume des cieux, Dieu même le proclame,
Est vraiment allégresse et paix dans l'Esprit-Saint ; (2)
Dans l'âme du méchant le trouble reste empreint.
Si nos cœurs n'étaient pas des temples trop indignes,
Jésus viendrait en eux avec ses dons insignes.
Sa gloire et sa beauté sont à l'intérieur : (3)
Dans le cœur humble et pur se complaît le Seigneur.
Il visite souvent l'âme simple et pieuse ;
Ses entretiens sont doux, sa grâce merveilleuse,
Sa paix inépuisable, au point que ses élus
De tant d'intimité demeurent confondus.

2. Préparez votre cœur, âme chaste et fidèle,
A recevoir l'Epoux, votre parfait modèle ;
Car il a dit un jour : Mon ami gardera
Mes préceptes divins ; mon Père l'aimera,
Et nous viendrons en lui fixer notre demeure.
(4)
Faites place à Jésus, disposez-vous sur l'heure ;
Ne vous ouvrez jamais à nul autre qu'à lui ;
Qu'il soit tout votre bien et votre unique appui.
En possédant Jésus, vous avez l'opulence :
Il exerce sur vous sa tendre vigilance ;
De vous en toute chose il daigne prendre soin,
Afin que des mortels vous n'ayez nul besoin ;
Car pouvons-nous compter sur l'amitié d'un frère,
Qui passe et nous trahit ? Le Sauveur, au contraire,
Est un ami constant ; et son amour pour nous,
C'est l'amour éternel du plus parfait époux.

3. Ne vous reposez point sur un mortel fragile,
Encor qu'il vous soit cher et qu'il vous soit utile.
Gardez-vous désormais de tant vous attrister,
Si parfois votre ami vient à vous résister.
Tel paraît vous aimer d'une amitié sincère,
Qui peut-être demain sera votre adversaire.
La réciproque est vraie : on voit l'homme inconstant,
Comme un souffle léger, tourner à chaque instant.
Que Dieu soit votre amour, votre unique espérance ;
Craignez de lui déplaire ; et gardez l'assurance
Qu'il répondra pour vous : pour vous il agira ;
Le parti le meilleur, pour vous il le prendra.
Car votre âme, en ce monde, est une passagère, (5)
Qui, dans son triste exil, est partout étrangère,
Et n'aura de repos qu'en s'unissant à Dieu.

4. Vraiment pourriez-vous donc vous complaire en un lieu
Où le poids des chagrins vous accable à toute heure ?
Dans la cité céleste ayez votre demeure,
Et sur les biens du temps n'arrêtez point vos yeux :
Ils passent comme une ombre, et vous passez comme eux.
Voulez-vous échapper à la mort éternelle ?
Ne vous endormez point dans une paix charnelle ;
Portez jusqu'au Très-Haut vos pensers, vos désirs,
Et qu'à Jésus toujours s'adressent vos soupirs.
Si vous ne savez point méditer un mystère,
Vous élever au ciel, ne quittez point la terre :
Contemplez à loisir la croix du Dieu d'amour,
Et dans son tendre cœur fixez votre séjour.
Contre vos ennemis cherchez dans ses blessures
Un refuge assuré : jusque dans les tortures,
Ce baume incomparable apaise la douleur.
D'être en butte au dédain si vous aviez horreur,
Vous saurez désormais braver l'ignominie
Et souffrir humblement même une calomnie.

5. Ici-bas l'Homme-Dieu fut aussi méprisé :
Sous le faix de l'opprobre en le voyant brisé,
Ses proches, ses amis, dans sa suprême épreuve
L'ont tous abandonné. Quoi ! le Maître s'abreuve
Au torrent des douleurs, il aspire aux mépris !...
Et d'être dédaigné le disciple est surpris !...
Il eut ses détracteurs, il eut ses adversaires,
Et vous auriez partout des amis et des frères !
Le prix de la douceur, l'aurez-vous mérité,
Si vous n'avez jamais connu l'adversité ?
Ne voulant rien souffrir, comment pourrez-vous être
Le disciple et l'ami de l'adorable Maître ?
Qui souffre avec Jésus, qui souffre pour Jésus,
Partagera son trône au séjour des élus.

6. Ah ! si du cœur d'un Dieu comprenant la tendresse,
De son ardent amour vous savouriez l'ivresse,
Vous n'auriez ici-bas désormais nul souci
Ni d'avoir échoué, ni d'avoir réussi ;
Mais vous seriez joyeux d'essuyer un outrage,
Car l'amour de Jésus à l'homme vraiment sage
Fait sentir son néant et son indignité.
Aimant le doux Sauveur, aimant la vérité,
Le chrétien qu'à ce monde aucun lien n'enchaîne,
Se tourne vers son Dieu sans contrainte et sans peine ;
Au-dessus de lui-même élevant ses désirs,
Il sent un avant-goût des célestes plaisirs.

7. Quand sur la vérité son jugement se fonde,
Et non point sur l'estime ou les discours du monde,
L'homme est sage et prudent ; car c'est Dieu qui l'instruit,
Plutôt que les mortels. Sans cesse il est conduit
Par l'esprit du Seigneur : estimant méprisable
Le faux éclat du monde, et jugeant équitable
D'être toujours fidèle à ses devoirs pieux,
Il vaque à la prière en tous temps, en tous lieux.
Un homme intérieur se recueille bien vite ;
Car de trop s'épancher prudemment il évite.
Ni soins momentanés, ni travaux du dehors,
Dans l'amour du devoir et les constants efforts
Qu'il fait pour plaire à Dieu, jamais rien ne l'arrête.
Une œuvre le réclame, à l'instant il s'y prête.
Quand l'ordre est une fois établi dans son cœur,
A tout récit mondain, funeste à la ferveur,
Il cesse de prêter une oreille indiscrète :
Car par de vains soucis quand notre âme est distraite,
C'est pour l'avoir voulu.

8. Si votre intention
Était constamment droite et si la passion
Ne vous captivait pas, il est indubitable
Qu'à votre avancement tout serait profitable.
Du trouble et du chagrin sentiriez-vous les traits,
Si votre âme était morte à ses propres attraits,
Si des biens fugitifs vous n'étiez pas l'esclave ?
Ce qui par-dessus tout souille un cœur et l'entrave,
C'est l'amour déréglé des choses d'ici-bas.
Mais, quand pour des chrétiens la terre est sans appas,
Le souvenir du ciel, jusque dans leur détresse,
Les inonde souvent d'une intime allégresse.


(1): Luc, ch. XVII, ver. 21.
(2): Rom., ch. XIV, ver. 17.
(3): Ps. 44, ver. 14.
(4): Jean, ch. XIV, ver. 23.
(5): Héb., ch. XIII, ver. 14.



 




Traduction littérale de l'abbé de Lamennais :

  1. Le royaume de Dieu est au dedans de vous (1), dit le Seigneur.
    Revenez à Dieu de tout votre cœur, laissez là ce misérable monde, et votre âme trouvera le repos.
    Apprenez à mépriser les choses extérieures et à vous donner aux intérieures, et vous verrez le royaume de Dieu venir en vous.
    Car le royaume de Dieu est paix et joie dans l'Esprit-Saint (2), ce qui n'est pas donné aux impies.
    Jésus-Christ viendra à vous et il vous remplira de ses consolations, si vous lui préparez au-dedans de vous une demeure digne de lui.
    Toute sa gloire et toute sa beauté est intérieure (3); c'est dans le secret du cœur qu'il se plaît.
    Il visite souvent l'homme intérieur et ses entretiens sont doux, ses consolations ravissantes; sa paix est inépuisable, et sa familiarité incompréhensible.
  2. Ame fidèle, hâtez-vous donc de préparer votre cœur pour l'époux, afin qu'il daigne venir et habiter en vous.
    Car il a dit: Si quelqu'un m'aime, il gardera ma parole, et nous viendrons à lui, et nous ferons en lui notre demeure (4). Laissez donc entrer Jésus en vous, et n'y laissez entrer que lui.
    Lorsque vous posséderez Jésus, vous serez riche et lui seul vous suffit. Il veillera sur vous, il prendra de vous un soin fidèle en toutes choses, de sorte que vous n'aurez plus besoin de rien attendre des hommes.
    Car les hommes changent vite et vous manquent tout d'un coup; mais Jésus-Christ demeure éternellement (5): inébranlable dans sa constance, il est près de vous jusqu'à la fin.
  3. On ne doit guère compter sur un homme fragile et mortel, encore bien qu'il vous soit utile et que vous soyez chers l'un à l'autre, et il n'y a pas lieu de s'attrister beaucoup si quelquefois il vous traverse et s'élève contre vous.
    Ceux qui sont aujourd'hui pour vous pourront être demain contre vous et réciproquement: les hommes changent comme le vent.
    Mettez en Dieu toute votre confiance: qu'il soit votre crainte et votre amour; il répondra pour vous et il fera ce qui est le meilleur.
    Vous n'avez point ici de demeure stable (6); en quelque lieu que vous soyez vous êtes étranger et voyageur, et vous n'aurez jamais de repos que vous ne soyez uni intimement à Jésus-Christ.
  4. Que cherchez-vous autour de vous ? Ce n'est pas ici le lieu de votre repos.
    Votre demeure doit être dans le ciel et vous ne devez regarder toutes les choses de la terre que comme en passant.
    Tout passe, et vous passez avec tout le reste.
    Prenez garde de vous attacher à quoi que ce soit de peur d'en devenir l'esclave et de vous perdre.
    Que sans cesse votre pensée monte vers le Très-Haut, et votre prière vers Jésus-Christ.
    Si vous ne savez pas encore vous élever aux contemplations célestes, reposez-vous dans la passion du Sauveur, et aimez à demeurer dans ses plaies sacrées.
    Car, si vous vous réfugiez avec amour dans ces plaies et ces précieux stigmates, vous sentirez une grande force au temps de la tribulation; vous vous inquiéterez peu du mépris des hommes et vous supporterez aisément les paroles médisantes.
  5. Jésus-Christ aussi a été méprisé des hommes en ce monde, et dans les plus extrêmes angoisses, abandonné des siens, de ses amis, de ses proches, au milieu des opprobres.
    Jésus-Christ a voulu souffrir et être méprisé; et vous osez vous plaindre de quelque chose !
    Jésus-Christ a eu des ennemis et des détracteurs, et vous voudriez n'avoir que des amis et des bienfaiteurs !
    Comment votre patience méritera-t-elle d'être couronnée s'il ne vous arrive rien de pénible ?
    Si vous ne voulez rien souffrir, comment serez-vous ami de Jésus-Christ ?
    Souffrez avec Jésus-Christ et pour Jésus-Christ, si vous voulez régner avec Jésus-Christ.
  6. Si une seule fois vous étiez entré bien avant dans le cœur de Jésus, et que vous eussiez ressenti quelque mouvement de son amour, que vous auriez peu de souci de ce qui peut vous contrarier ou vous plaire ! Vous vous réjouiriez d'un outrage reçu parce que l'amour de Jésus apprend à l'homme à se mépriser lui-même.
    Celui qui aime Jésus et la vérité, un homme vraiment intérieur et dégagé de toute affection déréglée, peut librement s'approcher de Dieu et, s'élevant en esprit au-dessus de soi-même, se reposer en lui par une jouissance anticipée.
  7. Celui qui estime les choses suivant ce qu'elles sont et non d'après les discours et l'opinion des hommes, est vraiment sage; et c'est Dieu qui l'instruit plus que les hommes.
    Celui qui vit au-dedans de lui-même et qui s'inquiète peu des choses du dehors, tous les lieux lui sont bons et tous les temps pour remplir ses pieux exercices.
    Un homme intérieur se recueille bien vite parce qu'il ne se répand jamais tout entier au-dehors.
    Les travaux extérieurs, les occupations nécessaires en certain temps, ne le troublent point; mais il se prête aux choses selon qu'elles arrivent.
    Celui qui a établi l'ordre au-dedans de soi ne se tourmente guère de ce qu'il y a de bien ou de mal dans les autres.
    L'on n'a de distractions et d'obstacles qu'autant que l'on s'en crée soi-même.
  8. Si vous étiez ce que vous devez être, entièrement libre et détaché, tout contribuerait à votre bien et à votre progrès.
    Mais beaucoup de choses vous déplaisent et souvent vous troublent, parce que vous n'êtes pas encore tout à fait mort à vous-même et séparé des choses de la terre.
    Rien n'embarrasse et ne souille tant le cœur de l'homme que l'amour impur des créatures.
    Si vous rejetez les consolations du dehors, vous pourrez contempler les choses du ciel et goûter souvent les joies intérieures.

    (1): Luc, ch. XVII, ver. 21.
    (2): Rom., ch. XIV, ver. 17.
    (3): Ps. 44, ver. 14.
    (4): Jean, ch. XIV, ver. 23.
    (5):
    Jean, ch. XII, ver. 34.
    (6):
    Héb., ch. XIII, ver. 14.

Réflexions de l'abbé de Lamennais :


L'âme chrétienne, détachée du monde, n'a qu'un désir pour le temps comme pour l'éternité: d'être unie à Jésus de cette union ineffable dont la divine peinture nous ravit dans le cantique mystérieux de l'amour: Mon bien-aimé est à moi, et je suis à lui; il repose entre les lis, jusqu'à ce que l'aurore se lève et que les ombres déclinent (1).
Hélas! Que cherchez-vous au dehors? Rentrez, rentrez en vous-même, préparez au céleste époux une demeure digne de lui, et il viendra, et il s'y reposera, car ses délices sont d'habiter dans le cœur qui l'appelle. Alors, seul avec Jésus, loin des bruits de la terre, dans le silence des créatures, il vous parlera comme un ami parle à son ami (2), et, transporté de l'entendre, vous ne voudrez plus, à jamais, écouter que lui.

(1): Cant., ch. II, ver. 16-17.
(2): Exode, ch. XXXIII, ver. 11.


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