vendredi 25 octobre 2019

De la considération de la misère humaine

1. Si Dieu n'est point pour vous le seul bien désirable,
En tous lieux et toujours vous serez misérable.
Pourquoi donc vous troubler de n'être point heureux ?
Quel mortel ici-bas voit combler tous ses vœux ?
Ni vous ni moi, sans doute..., aucun homme sur terre :
Nul, fût-il pape ou roi, n'est exempt de misère.
Eh ! qui donc en ce monde a le plus heureux sort ?
Le juste qui pour Dieu souffre jusqu'à la mort.

2. Dans sa frivolité, le vulgaire s'écrie :
Considérez cet homme, oh ! quelle heureuse vie !...
Quel éclat ! quels honneurs !... qu'il est riche et puissant !
De tous ces biens d'un jour ; car leur incertitude
Nourrit en nous la crainte et la sollicitude.
Non, le bonheur n'est point dans les biens d'ici-bas !
Le plus modeste avoir ne nous suffit-il pas ?
Vraiment c'est un malheur que de vivre sur terre ;
Et plus on est parfait, plus la vie est amère :
Car alors on sent mieux, on voit plus clairement
L'infirmité de l'homme et son dérèglement.
S'assujettir sans trêve aux lois de la nature,
Toujours veiller, dormir, prendre sa nourriture,
Se livrer tour à tour aux labeurs, au repos,
Ah ! n'est-ce point vraiment le plus lourd des fardeaux
Pour l'âme qui voudrait, dans son pèlerinage,
Se dégager des sens, de leur dur esclavage ?

3. Oh ! quel poids accablant pour l'homme intérieur !
De mes nécessités délivrez-moi, Seigneur, (1)
Dit le Prophète-Roi que la chair importune.
Malheur à qui n'a point compris son infortune !...
Et malheur plus encore à qui pourrait chérir
Ce terrestre séjour, où l'on naît pour mourir !
Cependant on en voit follement s'y complaire :
A peine, en mendiant, ont-ils le nécessaire...,
Et pourtant ils n'auraient aucun souci du ciel,
S'ils pouvaient toujours vivre en ce monde charnel !

4. Étrange aveuglement ! déplorable folie !
Leur âme dans la fange est comme ensevelie,
Et d'ignobles plaisirs enchaînent leur amour !
Ah ! les infortunés, ils sentiront un jour
Et pour jamais, hélas ! l'épouvantable vide,
Le néant des faux biens dont leur cœur est avide !
Ici-bas, tous les saints, pour plaire à Jésus-Christ,
Ont méprisé la chair et tout ce qui périt.
Sans cesse ils soupiraient vers les biens immuables.
De peur d'être entraînés à des plaisirs coupables,
Vers le Ciel, nuit et jour, ils reportaient leurs vœux.
Travaillez, ô mon frère, à vous rendre pieux :
Il en est temps encor.

5. Pourquoi toujours remettre
A servir de tout cœur votre adorable Maître ?
Levez-vous sur-le-champ. Dites sans hésiter :
Voici le temps d'agir, le moment de lutter ;
Pour m'amender enfin c'est le jour favorable.
Plus notre vie est dure et semble intolérable,
Plus elle plaît au Ciel. C'est par l'eau, par le feu,
Que l'homme doit passer pour arriver à Dieu.
(2)
Sans violents efforts le vice est invincible.
Tant que nous porterons cette chair corruptible,
Comment fuir le péché, la douleur et l'ennui ?
Certes nous voudrions pouvoir, dès aujourd'hui,
Échapper au labeur, au trouble, à la souffrance ;
Mais par notre révolte, en perdant l'innocence,
Nous perdîmes encor nos titres au bonheur.
Sachons donc vaillamment affronter la douleur ;
Attendons avec foi, comme un bienfait suprême,
Que l'iniquité passe (3) et que ce corps lui-même
Soit absorbé sans fin par l'immortalité.
(4)

6. Oh ! qu'elle est grande, hélas ! notre fragilité,
Qui nous conduit sans cesse à de nouveaux abîmes !...
On confesse aujourd'hui d'abominables crimes
Qu'on promet au Très-Haut de fuir avec horreur,
Et demain l'on retourne à sa funeste erreur !...
Parfois, une heure après, l'on trahit sa promesse !
Ah ! quel sujet, grand Dieu, d'avouer sa faiblesse !
Souvent par négligence on perd en un instant
Les fruits d'un long travail, les dons du Tout-Puissant.

7. Quand, dès l'aube du jour, on se montre si lâche,
Comment jusqu'à la nuit remplira-t-on sa tâche ?
Hélas ! nous prétendons à la félicité,
Nous voulons, dès l'exil, paix et sécurité,
Alors qu'il n'apparaît dans toute notre vie
Rien du parfait amour auquel Dieu nous convie !
N'aurions-nous pas plutôt, comme un simple chrétien,
Comme un humble novice, à nous former au bien,
Si toutefois encor, dans notre indifférence,
D'amender notre cœur nous gardons l'espérance ?


(1): Ps. 24, ver. 17.
(2): Ps. 65, ver. 12.
(3): Ps. 56, ver. 2.
(4): Cor. II, ch. V, ver. 4.



 




Traduction littérale de l'abbé de Lamennais :

  1. En quelque lieu que vous soyez, de quelque côté que vous vous tourniez, vous serez misérable si vous ne revenez vers Dieu.
    Pourquoi vous troublez-vous de ce que rien n'arrive comme vous le désirez et comme vous le voulez ? A qui est-ce que tout succède selon sa volonté ? Ni à vous, ni à moi, ni à aucun homme sur la terre.
    Nul en ce monde, fût-il roi ou pape, n'est exempt d'angoisses et de tribulations.
    Qui donc a le meilleur sort ? Celui, certes, qui sait souffrir quelque chose pour Dieu.
  2. Dans leur faiblesse et leur peu de lumière, plusieurs disent: Que cet homme a une heureuse vie ! qu'il est riche, grand, puissant, élevé !
    Mais considérez les biens du ciel, et vous verrez que tous ces biens du temps ne sont rien; que toujours très incertains, ils sont plutôt un poids qui fatigue, parce qu'on ne les possède jamais sans défiance et sans crainte.
    Avoir en abondance les biens du temps, ce n'est pas là le bonheur de l'homme: la médiocrité lui suffit.
    C'est vraiment une grande misère de vivre sur la terre.
    Plus un homme veut avancer dans les voies spirituelles, plus la vie présente lui devient amère, parce qu'il sent mieux et voit plus clairement l'infirmité de la nature humaine et sa corruption.
    Manger, boire, veiller, dormir, se reposer, travailler, être assujetti à toutes les nécessités de la nature, c'est vraiment une grande misère et une grande affliction pour l'homme pieux qui voudrait être dégagé de ses liens terrestres, et délivré de tout péché.
  3. Car l'homme intérieur est en ce monde étrangement appesanti par les nécessités du corps.
    Et c'est pourquoi le prophète demandait avec d'ardentes prières d'en être affranchi, disant: Seigneur, délivrez-moi de mes nécessités (1).
    Malheur donc à ceux qui ne connaissent point leur misère ! et malheur encore plus à ceux qui aiment cette misère et cette vie périssable !
    Car il y en a qui l'embrassent si avidement, leur misère, qu'ayant à peine le nécessaire en travaillant ou en mendiant, ils n'éprouveraient aucun souci du royaume de Dieu s'ils pouvaient toujours vivre ici-bas.
  4. O cœurs insensés et infidèles, si profondément enfoncés dans les choses de la terre qu'ils ne goûtent rien que ce qui est charnel !
    Les malheureux ! ils sentiront douloureusement à la fin combien était vil, combien n'était rien ce qu'ils ont aimé.
    Mais les saints de Dieu, tous les fidèles amis de Jésus-Christ ont méprisé ce qui flatte la chair et ce qui brille dans le temps; toute leur espérance, tous leurs désirs aspiraient aux biens éternels.
    Tout leur cœur s'élevait vers les biens invisibles et impérissables, de peur que l'amour des choses visibles ne les abaissât vers la terre.
  5. Ne perdez pas, mon frère, l'espérance d'avancer dans la vie spirituelle: vous en avez encore le temps, c'est l'heure.
    Pourquoi remettez-vous toujours au lendemain l'accomplissement de vos résolutions? Levez-vous et commencez à l'instant, et dites: Voici le temps d'agir, voici le temps de combattre, voici le temps de me corriger.
    Quand la vie vous est pesante et amère, c'est alors le temps de mériter.
    Il faut passer par le feu et par l'eau, avant d'entrer dans le lieu de rafraîchissement (2).
    Si vous ne vous faites violence, vous ne vaincrez pas le vice.
    Tant que nous portons ce corps fragile, nous ne pouvons être sans péché, ni sans ennui et sans douleur.
    Il nous serait doux de jouir d'un repos exempt de toute misère; mais en perdant l'innocence par le péché, nous avons aussi perdu la vraie félicité.
    Il faut donc persévérer dans la patience, et attendre la miséricorde de Dieu jusqu'à ce que l'iniquité passe (3) et que ce qui est mortel en vous soit absorbé par la vie (4).
  6. Oh ! qu'elle est grande la fragilité qui toujours incline l'homme au mal.
    Vous confessez aujourd'hui vos péchés et vous y retombez le lendemain.
    Vous vous proposez d'être sur vos gardes et une heure après vous agissez comme si vous ne vous étiez rien proposé.
    Nous avons donc grand sujet de nous humilier et de ne nous jamais élever en nous-mêmes, étant si fragiles et inconsistants.
    Nous pouvons perdre en un moment par notre négligence ce qu'à peine avons-nous acquis par la grâce avec un long travail.
  7. Que sera-ce de nous à la fin du jour si nous sommes si lâches dès le matin ?
    Malheur à nous si nous voulons goûter le repos, comme si déjà nous étions en paix et en assurance, tandis qu'on ne découvre pas dans notre vie une seule trace de vraie sainteté !
    Nous aurions bien besoin d'être instruits encore, et formés à de nouvelles mœurs comme des novices dociles, pour essayer du moins s'il y aurait en nous quelque espérance de changement et d'un plus grand progrès dans la vertu.

    (1): Ps. 24, ver. 17.
    (2): Ps. 65, ver. 12.
    (3): Ps. 56, ver. 2.
    (4): Cor. II, ch. V, ver. 4
    .


Réflexions de l'abbé de Lamennais :


L'homme, né de la femme, vit peu de jours, et il est rassasié d'angoisses (1). Voilà notre destinée telle que le péché l'a faite. Écoutez les gémissements de l'humanité entière, dont Job était la figure: "Périsse le jour où je suis né, et la nuit où il fut dit: Un homme a été conçu! Pourquoi ne suis-je pas mort dans le sein de ma mère, ou n'ai-je pas péri en en sortant ? Pourquoi m'a-t-elle reçu sur ses genoux, et allaité de ses mamelles ? Maintenant je dormirais en silence, et je reposerais dans mon sommeil (2)."
Mais déjà sur cette grande misère se levait l'aurore d'une grande espérance: "Je sais que mon Rédempteur est vivant, et que je serai de nouveau revêtu de ma chair, et dans ma chair je verrai mon Dieu : je le verrai et mes yeux le contempleront (3)." Dès lors, tout change : ces douleurs, auparavant sans consolation, unies à celles du Rédempteur, ne sont plus qu'une expiation nécessaire, une épreuve de justice et de miséricorde, une semence d'éternelles joies. Le Christ, en mourant, a ouvert le ciel à l'homme déchu, qui pour unique grâce demandait à la terre un tombeau (4).
Et nous nous plaindrions des souffrances auxquelles Dieu réserve un tel prix ! Et le murmure serait sur nos lèvres, lorsque, par les tribulations, Jésus-Christ daigne nous associer aux mérites de son sacrifice ! C'en est fait, Seigneur, je reconnais mon aveuglement, mon ingratitude, et je ne veux plus désirer ici-bas que d'avoir part à votre passion, afin de participer un jour à votre gloire.

(1): Job, ch. XIV, ver. 1.
(2): Job, ch. III, ver. 3, 11, 12 & 13.
(3): Job, ch. XIX, ver. 25, 26 & 27.
(4): Job, ch. III, ver. 21 & 22.


 **********