vendredi 30 août 2019

De l'amour de la solitude et du silence

1. Cherchez un temps propice à scruter votre cœur
Et songez fréquemment aux bienfaits du Seigneur.
N'attachez aucun prix aux choses curieuses.
Donnez la préférence aux lectures pieuses,
Qui portent notre cœur à la componction,
Plutôt que notre esprit à la distraction.
Quand on sait se soustraire aux entretiens futiles,
Aux nouvelles du monde, aux courses inutiles,
Ce que les saints toujours ont pris soin d'éviter,
On trouve largement le temps de méditer.

2. « Je n'ai jamais été, dit un sage de Rome,
« Au milieu des humains, sans revenir moins homme. » (1)
Et nous-mêmes souvent nous l'éprouvons, chrétiens,
Lorsque nous prenons part à de longs entretiens.
Quoi ?... converser longtemps sans parole inutile !...
De s'imposer silence il est bien plus facile ;
Et plus facile encor de vivre humble et caché
Que d'aimer à paraître et de fuir le péché.
Dans la paix du Seigneur pour que le temps s'écoule,
Il faut avec Jésus s'éloigner de la foule :
Nul ne peut se produire avec sécurité,
S'il n'a du fond du cœur cherché l'obscurité.
Pour parler sagement, il faut savoir se taire ;
Et, pour bien commander, apprenez, ô mon frère,
A vous montrer docile, et sachez obéir.

3. Quel homme prudemment pourrait se réjouir,
S'il n'a point dans son cœur la paix de l'innocence ?
Chez les saints toutefois à la ferme espérance
S'alliait constamment la crainte du Seigneur.
Lors même qu'ils brûlaient d'une céleste ardeur,
Bien loin de se complaire en leur propre excellence,
Ils observaient encore une humble vigilance.
Mais la paix des méchants est fille de l'orgueil :
L'aveuglement du cœur est leur funeste écueil.
Bien que vous paraissiez un pieux solitaire,
Un saint religieux, sur cette triste terre,
Ne vous croyez jamais à l'abri des périls.

4. Que de fois on a vu les cœurs les plus virils,
Pour s'être imprudemment confiés en eux-mêmes,
Exposés tout à coup à des dangers extrêmes !
L'épreuve pour plusieurs est donc vraiment un bien :
En brisant leur orgueil, la lutte est leur soutien.
Constamment éloignés de l'effroyable abîme
Creusé par la superbe et par la vaine estime,
Ils ne sont point en butte à la tentation
De chercher au dehors leur consolation.
Oh ! lorsqu'aux bruits du siècle une âme est étrangère,
Qu'elle hait ses plaisirs et sa paix mensongère,
Grand Dieu, quelle innocence !... Oh ! qui retrancherait
Tout frivole souci d'honneur ou d'intérêt,
Pour ne songer qu'à Dieu, comme à sa fin dernière,
Pour établir en lui son espérance entière,
Quel repos merveilleux ne goûterait-il pas ?

5. A qui fut-il donné de connaître ici-bas
Les célestes douceurs, s'il n'a trouvé des charmes
A gémir nuit et jour, à vivre dans les larmes ?
D'un humble repentir pour recueillir le fruit,
Cherchez la solitude, éloignez-vous du bruit.
Écoutez l'Esprit-Saint : Même sur votre couche,
Que la componction vous pénètre et vous touche.
(2)
Qui chérit sa cellule amasse des trésors
Que trop souvent, hélas ! on dissipe au dehors.
Gardez-la bien toujours : elle est délicieuse ;
Désertez-la souvent : elle est triste, ennuyeuse.
Qu'on la traite au début comme une aimable sœur :
Dès lors sa compagnie est pleine de douceur.

6. Le silence et la paix rendent l'âme plus pure
Et lui font pénétrer la divine Écriture :
Calme délicieux d'où jaillissent les pleurs
Que cette âme répand sur ses tristes erreurs ;
Et, pour les faux plaisirs plus sa haine est profonde,
Plus elle est agréable au Créateur du monde.
Quand dans la solitude un homme s'est enfui,
Avec ses anges saints Dieu s'approche de lui ;
Car la vie humble et pure est un plus beau spectacle
Que ne le fut jamais un éclatant miracle.
Un bon religieux n'aime point à sortir ;
A vivre loin du siècle il doit s'assujettir.

7. Tout permettre à ses yeux, quelle affreuse license !
C'est un rêve, le monde et sa concupiscence. (3)
Ce monde vous sourit ; mais, le plaisir passé,
Qu'en rapporterez-vous ?... hélas ! un cœur blessé,
Une âme appesantie ! On sort plein d'allégresse ;
Mais on revient souvent plongé dans la tristesse,
Et la veille joyeuse assombrit le matin :
Car tout plaisir charnel nous cache son venin,
Mais bientôt, vrai serpent, il nous mord et nous tue.
Que cherchez-vous ailleurs qui flatte votre vue ?
Ici vous contemplez et la terre et les cieux,
Et tous les éléments,... pourquoi désirer mieux ?

8. Il n'est rien d'immuable en cette triste vie :
Par quoi donc votre soif serait-elle assouvie ?
Pussiez-vous d'un coup d'œil embrasser à la fois
Tous les êtres sortis des mains du Roi des rois,
Ce ne serait encor qu'un spectacle frivole.
Ah ! plutôt vers les cieux que votre âme s'envole !
Gémissez constamment sur vos iniquités.
Aux vaniteux mondains laissez les vanités ;
Et, lorsqu'en votre cœur la voix de Dieu résonne,
Montrez-vous attentif aux leçons qu'il vous donne.
Ayant clos votre porte, appelez près de vous
Jésus, le bien-aimé, votre céleste Epoux.
Demeurez avec lui dans votre humble cellule,
Car, auprès de sa paix, la paix du monde est nulle.
Si pour vous des rumeurs avaient eu moins d'attraits,
Vous n'eussiez point perdu cette ineffable paix ;
Mais, dès qu'un bruit mondain vous paraît agréable,
Le trouble en est toujours la suite inévitable.


(1): Sénèque.
(2): Ps. 4, ver. 5.
(3): Jean I, ch. II, ver. 17.



 




Traduction littérale de l'abbé de Lamennais :

  1. Cherchez un temps propre à vous occuper de vous-même et pensez souvent aux bienfaits de Dieu.
    Laissez là ce qui ne sert qu'à nourrir la curiosité. Lisez plutôt ce qui touche le cœur que ce qui amuse l'esprit.
    Retranchez les discours superflus, les courses inutiles; fermez l'oreille aux vains bruits du monde, et vous trouverez assez de loisir pour les saintes méditations.
    Les plus grands saints évitaient autant qu'il leur était possible le commerce des hommes et préféraient vivre en secret avec Dieu.
  2. Un ancien a dit: Toutes les fois que j'ai été dans la compagnie des hommes, j'en suis revenu moins homme que je n'étais. (1)
    C'est ce que nous éprouvons souvent lorsque nous nous livrons à de longs entretiens.
    Il est plus aisé de se taire que de ne point excéder dans ses paroles.
    Il est plus aisé de se tenir chez soi que de se garder de soi-même suffisamment au-dehors.
    Celui donc qui aspire à la vie intérieure et spirituelle doit de retirer de la foule avec Jésus.
    Nul ne se montre sans péril s'il n'aime à demeurer caché.
    Nul ne parle avec mesure s'il ne se tait volontiers.
    Nul n'est en sûreté dans les premières places s'il n'aime les dernières.
    Nul ne commande sans danger s'il n'a pas appris à bien obéir.
  3. Nul ne se réjouit avec sécurité s'il ne possède en lui-même le témoignage d'une bonne conscience.
    Cependant la confiance des saints a toujours été pleine de la crainte de Dieu: quel que fût l'éclat de leurs vertus, quelque abondantes que fussent leurs grâces, ils n'en étaient ni moins humbles ni moins vigilants.
    L'assurance des méchants naît, au contraire, de l'orgueil et de la présomption, et finit par l'aveuglement.
    Ne vous promettez point de sûreté en cette vie, quoique vous paraissiez être un saint religieux ou un pieux solitaire.
  4. Souvent les meilleurs dans l'estime des hommes ont couru les plus grands dangers à cause de leur trop de confiance.
    Il est donc utile à plusieurs de n'être pas entièrement délivré des tentations et de souffrir des attaques fréquentes, de peur que, tranquilles sur eux-mêmes, ils ne s'élèvent avec orgueil ou qu'ils ne se livrent trop aux consolations du dehors.
    Oh ! si l'on ne recherchait jamais les joies qui passent, si jamais l'on ne s'occupait du monde, qu'on posséderait une conscience pure !
    Oh ! qui retrancherait toute sollicitude vaine, ne pensant qu'au salut et à Dieu, et plaçant en lui toute son espérance, de quelle paix et de quel repos il jouirait !
  5. Nul n'est digne des consolations célestes s'il ne s'est exercé longtemps dans la sainte componction.
    Si vous désirez la vraie componction du cœur, entrez dans votre cellule et bannissez-en le bruit du monde; selon qu'il est écrit: Même sur votre couche, que votre cœur soit plein de componction. (2)
    Vous trouverez dans votre cellule ce que souvent vous perdrez au-dehors.
    La cellule qu'on quitte peu devient douce; fréquemment délaissée, elle engendre l'ennui. Si dès le premier moment où vous sortez du siècle, vous êtes fidèle à la garder, elle vous deviendra comme une amie chère et sera votre consolation la plus douce.
  6. Dans le silence et le repos, l'âme pieuse fait de grands progrès et pénètre ce qu'il y a de caché dans l'Ecriture.
    Là elle trouve la source des larmes dont elle se lave et se purifie toutes les nuits, et elle s'unit d'autant plus familièrement à son Créateur qu'elle vit plus éloignée du tumulte du monde.
    Celui donc qui se sépare de ses connaissances et de ses amis, Dieu s'approchera de lui avec les saints anges.
    Il vaut mieux être caché et prendre soin de son âme, que de faire des miracles et de s'oublier soi-même.
    Il est louable dans un religieux de sortir rarement et de n'aimer ni à voir les hommes ni à être vu d'eux.
  7. Pourquoi voulez-vous voir ce qui ne vous est point permis d'avoir ? Le monde passe, et sa concupiscence. (3)
    Les désirs des sens entraînent çà et là; mais l'heure passée, que rapportez-vous, qu'une conscience pesante et un cœur dissipé ?
    Parce qu'on est sorti dans la joie, souvent on revient dans la tristesse; et la veille joyeuse du soir attriste le matin.
    Ainsi toute joie des sens s'insinue avec douceur; mais à la fin elle blesse et tue.
    Que pouvez-vous voir ailleurs que vous ne voyiez où vous êtes ? Voilà le ciel, la terre, les éléments; or c'est d'eux que tout est fait.
  8. Où que vous alliez, que verrez-vous qui soit stable sous le soleil ?
    Vous croyez peut-être vous rassasier; mais vous n'y parviendrez jamais.
    Quand vous verriez toutes les choses à la fois, que serait-ce qu'une vision vaine ?
    Levez les yeux en haut vers Dieu et priez pour vos péchés et vos négligences.
    Laissez aux hommes vains les choses vaines; pour vous, ne vous occupez que de ce que Dieu vous commande.
    Fermez sur vous votre porte et appelez à vous Jésus, votre bien-aimé.
    Demeurez avec lui dans votre cellule: car vous ne trouverez nulle part autant de paix.
    Si vous n'étiez pas sorti et que vous n'eussiez pas entendu quelque bruit du monde, vous seriez demeuré dans cette douce paix: mais parce que vous aimez à entendre des choses nouvelles, il vous faut supporter ensuite le trouble du cœur.

    (1): Sénèque.
    (2): Ps. 4, ver. 5.
    (3): Jean I, ch. II, ver. 17
    .


Réflexions de l'abbé de Lamennais :


Que cherchez-vous dans le monde ? le bonheur ? Il n'y est pas. Ecoutez ce cri de détresse, cette plainte lamentable qui s'élève de tous les points de la terre, et se prolonge de siècle en siècle. C'est la voix du monde.
Qu'y cherchez-vous encore ? des lumières, des consolations, pour accomplir en paix votre pèlerinage ? Le monde est livré à l'esprit de ténèbres (1), à toutes les convoitises qu'il inspire, à tous les crimes et à tous les maux dont il est le principe, et c'est pourquoi le prophète s'écriait: Je me suis éloigné, j'ai fui, et j'ai demeuré dans la solitude (2). Là, dans le silence des créatures, Dieu parle au cœur, et sa parole est si merveilleuse, si douce et si ravissante, que l'âme ne veut plus entendre que lui, jusqu'au jour où, tous les voiles étant déchirés, elle le contemplera face à face (3).
Le christianisme a peuplé le désert de ces âmes choisies qui, se dérobant au monde, et foulant aux pieds ses plaisirs, ses honneurs, ses trésors, et la chair, et le sang, nous offrent dans la pureté de leur vie une image de la vie des Anges. Cependant, les Chrétiens ne sont pas tous appelés à ce sublime état de perfection. Mais au milieu du bruit et du tumulte de la société, tous doivent se créer au fond de leur cœur une solitude où ils puissent se retirer pour converser avec Jésus-Christ et se recueillir en sa présence.
C'est ainsi que, ramenés des pensées du temps à la pensée des choses éternelles, ils auront à dégoût celles qui passent, et seront dans le monde comme n'en étant pas: heureux état ou s'accomplit pour le fidèle ce que dit l'Apôtre: Notre vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu (4).

(1): Jean I, ch. V, ver. 19.
(2): Ps. 54, ver. 8.
(3): Cor. I, ch. XIII, ver. 12.
(4): Colos., ch. III, ver. 3.


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