vendredi 21 septembre 2018

Du mépris de soi-même

1. Le désir de savoir avec nous prend naissance ;
Mais sans l'amour divin qu'importe la science ?
L'humble pâtre est plus grand que le sage orgueilleux
Qui néglige son âme et veut scruter les cieux.
Pour qui se connaît bien, loin d'être ses délices,
La louange et l'honneur sont vraiment des supplices.
Si je dois, pour compter au nombre des élus,
Etre jugé par Dieu sur mes seules vertus,
Que me sert de vouloir surprendre à la nature
Les dons cachés par elle en toute créature ?

2. Quand il est trop ardent, le désir de savoir
Ne peut que vous distraire et tromper votre espoir.
Le savant volontiers voudrait passer pour sage ;
Mais parfois du savoir on fait un fol usage.
Insensé qui s'attache à ce monde mortel,
Oubliant d'assurer son salut éternel !
Une vie humble et pure, et non le beau langage,
De la faveur divine est l'infaillible gage.

3. Plus et mieux vous savez, plus rigoureusement
Sera porté l'arrêt de votre jugement.
Cultivez sans orgueil les arts et les sciences,
Et redoutez l'abus des moindres connaissances.
Vous vous jugez savant et d'un esprit profond ?
Qui n'ignorez-vous pas ? Que savez-vous au fond ?
Loin de vous prévaloir d'une vaine prudence, (1)
Confessez humblement votre extrême ignorance.
Pourquoi d'un peu d'encens vous montrer si jaloux ?
Tant d'autres dans la Loi sont plus doctes que vous !
Voulez-vous acquérir une science utile ?...
A cet humble conseil restez toujours docile :
Pour conquérir les cieux, redevenez enfant ;
Aimez à vivre obscur, à compter pour néant.

4. O science sublime, ô profonde sagesse,
De savoir s'abîmer dans sa propre bassesse !
Grandir toujours autrui, ne se grandir jamais,
C'est la marque d'un sage et le sceau des parfaits.
Verriez-vous le prochain se plonger dans le crime,
Restez humble... en tremblant de tomber dans l'abîme :
Si la fragilité nous est commune à tous,
N'estimez aucun homme aussi faible que vous.


(1): Rom., ch. XI, ver. 20.


 




Traduction littérale de l'abbé de Lamennais :

  1. Tout homme désire naturellement de savoir; mais la science sans la crainte de Dieu, que vaut-elle ?
    Un humble paysan qui sert Dieu est certainement fort au-dessus du philosophe superbe qui, se négligeant lui-même, considère le cours des astres.
    Celui qui se connaît bien se méprise, et ne se plait point aux louanges des hommes.
    Quand j'aurais toute la science du monde, si je n'ai pas la charité, à quoi cela me servirait-il devant Dieu, qui me jugera sur mes œuvres ?
  2. Modérez le désir trop vif de savoir; on ne trouvera là qu'une grande dissipation et une grande illusion.
    Les savants sont bien aise de paraître et de passer pour habiles.
    Il y a beaucoup de choses qu'il importe peu ou qu'il n'importe point à l'âme de connaître; et celui-là est bien insensé qui s'occupe d'autre chose que de ce qui intéresse son salut.
    La multitude des paroles ne rassasie point l'âme; mais une vie sainte rafraîchit l'esprit et une conscience pure donne une grande confiance près de Dieu.
  3. Plus et mieux vous savez, plus vous serez sévèrement jugé, si vous n'en vivez pas plus saintement.
    Quelque art et quelque science que vous possédiez, n'en tirez donc point de vanité; craignez plutôt à cause des lumières qui vous ont été données.
    Si vous croyez beaucoup savoir, et être perspicace, souvenez-vous que c'est peu de chose près de ce que vous ignorez.
    Ne vous élevez point en vous-même (1), avouez plutôt votre ignorance. Comment pouvez-vous songer à vous préférer à quelqu'un, tandis qu'il y en a tant de plus doctes que vous, et de plus instruits en la loi de Dieu ?
    Voulez-vous apprendre et savoir quelque chose qui vous serve ? Aimez à vivre inconnu et à n'être compté pour rien.
  4. La science la plus haute et la plus utile est la connaissance exacte et le mépris de soi-même.
    Ne rien s'attribuer et penser favorablement des autres, c'est une grande sagesse et une grande perfection.
    Quand vous verriez votre frère commettre ouvertement une faute, même une faute très grave, ne pensez pas cependant être meilleur que lui; car vous ignorez combien de temps vous persévérerez dans le bien.
    Nous sommes tous fragiles, mais croyez que personne n'est plus fragile que vous.

    (1): Rom., ch. XI, ver. 20.


Réflexions de l'abbé de Lamennais :

 
L'orgueil a perdu l'homme, l'humilité le relève et le rétablit en grâce avec Dieu: son mérite n'est pas dans ce qu'il sait mais dans ce qu'il fait.
La science sans les œuvres ne le justifiera point au tribunal suprême, elle aggravera plutôt son jugement. Ce n'est pas que la science n'ait ses avantages, puisqu'elle vient de Dieu: mais elle cache un grand piège et une grande tentation. Elle enfle, dit l'Apôtre (1): elle nourrit le superbe, elle inspire une secrète préférence de soi, préférence criminelle et folle en même temps, car la science la plus étendue n'est qu'un autre genre d'ignorance, et la vraie perfection consiste uniquement dans les dispositions du cœur.
N'oublions jamais que nous ne sommes rien, que nous ne possédons en propre que le péché, que la justice veut que nous nous abaissions au-dessous de toutes les créatures, et que dans le royaume de Jésus-Christ, les premiers seront les derniers, et les derniers seront les premiers (2).

(1): Cor., ch. VIII, ver. 1.
(2): Matth., ch. XIX, ver. 30. 


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