vendredi 28 septembre 2018

De la doctrine de vérité

1. Céleste Vérité, bienheureux qui vous aime !
Sans figure et sans bruit, vous l'instruisez vous-même.
Aimer son propre sens est un dérèglement
Qui jette dans l'erreur et dans l'aveuglement.
Que sert d'approfondir des vérités subtiles,
Qui, lors du Jugement, vous seront inutiles ?
O comble de folie ! à son éternité
On préfère un instant de curiosité !
Au mépris du salut, unique nécessaire,
Nous rêvons jour et nuit aux choses de la terre,
Et le courroux d'un Dieu ne peut nous émouvoir !...
Se peut-il que l'on ait des yeux pour ne point voir !

2. Pourquoi ces vains discours sur le genre et l'espèce ?
Pour n'être point esclave, écoutez la Sagesse.
Le Verbe dit un mot : tout jaillit du néant,
Et toute voix au monde est son écho vivant.
N'a-t-il point à nos cœurs parlé dès l'origine ? (1)
A ce divin flambeau tout esprit s'illumine.
Qui cherche le vrai bien à toute heure, en tout lieu,
S'affermit dans la paix et se repose en Dieu.
Que ne puis-je sans fin, ô Sagesse adorable,
Goûter de votre amour la joie inénarrable !
Les livres, les discours, m'inspirent du dégoût :
Je n'y trouve point Dieu, mon bonheur et mon tout.
Seigneur, parlez-moi seul !... et qu'en votre présence
Les sages, les docteurs, soient réduits au silence.

3. Plus le juste s'unit à la Divinité,
Et plus son cœur s'élève avec facilité ;
Car Dieu, pour le guider dans sa noble carrière,
Inonde son esprit d'un torrent de lumière.
Pour l'âme simple et pure une occupation
N'est jamais un sujet de dissipation :
Recherchant de Dieu seul la gloire souveraine,
A ses propres désirs elle commande en reine.
Voulez-vous acquérir la liberté du cœur ?
Sur vos penchants toujours dominez en vainqueur.
Avec sa volonté le juste a fait un pacte :
Jamais sans réfléchir il ne produit un acte ;
Des attraits déréglés réprimant les écarts,
Sur la droite raison il fixe ses regards.
Oh ! quel rude labeur, quelle guerre implacable,
De travailler sans cesse, en athlète indomptable,
A se vaincre soi-même ! Et comment ici-bas
N'aurions-nous pas à cœur, au sein de nos combats,
De raffermir notre âme après chaque défaite,
De marcher contre nous de conquête en conquête ?

4. Rien de parfait sur terre et d'absolument pur ;
Le vrai brille à nos yeux comme en un jour obscur.
De sa propre faiblesse une humble connaissance
Conduit l'homme au Seigneur bien mieux que la science.
En lui-même, il est vrai, le savoir à son prix
Et, quand il est dans l'ordre, on peut en être épris.
Mais que l'amour céleste est bien plus désirable,
Et combien la vertu pour nous est préférable !
Quand l'homme est déréglé, son savoir le conduit
Trop souvent à l'erreur ou ne porte aucun fruit.

5. Cessons de discuter. Faisons la guerre au vice
En corrigeant nos mœurs, en cherchant la justice :
Bientôt chez les chrétiens les vertus renaîtront ;
La ferveur et la paix au cloître fleuriront.
Ce n'est point le savoir, ce n'est point l'éloquence,
Mais c'est l'humble vertu, qu'au ciel Dieu récompense.
Où sont donc, dites-moi, tous ces maîtres savants,
Qu'on portait jusqu'aux cieux, quand ils étaient vivants ?
La mort les a frappés. D'autres ont pris leur place,
Et de leur nom lui-même aujourd'hui plus de trace !

6. Que la gloire est futile, avec tout son éclat !...
Si pour eux la science avait eu moins d'appât
Que la vertu, le ciel et sa béatitude
Couronneraient sans fin leur amour de l'étude ;
Mais par un vain savoir ces mortels éblouis
Dans leurs propres pensers se sont évanouis ! (2)
Un homme est vraiment grand, lorsque la foi l'anime
D'un pur et saint amour, d'un dévoûment sublime ;
Lorsque, vil à ses yeux, il estime néant
La gloire et les honneurs. Il est vraiment prudent,
Quand il foule à ses pieds, comme une fange immonde,
Pour gagner Jésus-Christ, tous les faux biens du monde.
(3)
Il est vraiment savant, lorsqu'il forme un seul vœu :
Être fidèle en tout au bon plaisir de Dieu.


(1): Jean, ch. VIII, ver. 25.
(2): Rom., ch. I,
ver. 21.
(3): Philip., ch. III,
ver. 8.


 




Traduction littérale de l'abbé de Lamennais :

  1. Heureux celui que la vérité instruit elle-même, non par des figures et des paroles qui passent, mais en se montrant telle qu'elle est.
    Notre raison et nos sens voient peu, et nous trompent souvent.
    A quoi servent ces disputes subtiles sur des choses cachées et obscures, qu'au jugement de Dieu on ne vous reprochera point d'avoir ignorées ?
    C'est une grande folie de négliger ce qui est utile et nécessaire pour s'appliquer au contraire curieusement à ce qui nuit. Nous avons des yeux, et nous ne voyons point.
  2. Que nous importe ce qu'on dit sur les genres et sur les espèces ?
    Celui à qui parle le Verbe éternel est délivré de bien des opinions.
    Tout vient de ce Verbe unique, de lui procède toute parole, il en est le principe, et c'est lui qui parle en dedans de nous (1).
    Sans lui nulle intelligence, sans lui nul jugement n'est droit.
    Celui pour qui une seule chose est tout, qui rappelle tout à cette unique chose, et voit tout en elle, ne sera point ébranlé, et son cœur demeurera dans la paix de Dieu.
    O Vérité, qui êtes Dieu, faites que je sois un avec vous dans un amour éternel !
    Souvent j'éprouve un grand ennui à force de lire et d'entendre; en vous est tout ce que je désire, tout ce que je veux.
    Que tous les docteurs se taisent, que toutes les créatures soient dans le silence devant vous: parlez-moi vous seul.
  3. Plus un homme est recueilli en lui-même, et dégagé des choses extérieures, plus son esprit s'étend et s'élève sans aucun travail, parce qu'il reçoit d'en haut la lumière de l'intelligence.
    Une âme pure, simple, formée dans le bien, n'est jamais dissipée au milieu même des plus nombreuses occupations, parce qu'elle fait tout pour honorer Dieu, et que, tranquille en elle-même, elle tâche de ne se rechercher en rien.
    Qu'est-ce qui vous fatigue et vous trouble, si ce n'est les affections immortifiées de votre cœur ?
  4. L'homme bon et vraiment pieux dispose d'abord au-dedans de lui tout ce qu'il doit faire au-dehors; il ne se laisse point entraîner, dans ses actions, au désir d'une inclination vicieuse, mais il les soumet à la règle d'une droite raison.
    Qui a un plus rude combat à soutenir que celui qui travaille à se vaincre ?
    C'est là ce qui devrait nous occuper uniquement: combattre contre nous-mêmes, devenir chaque jour plus forts contre nous, chaque jour faire quelques progrès dans le bien.
    Toute perfection, dans cette vie, est mêlée de quelque imperfection: et nous ne voyons rien qu'à travers je ne sais quelle fumée.
    L'humble connaissance de vous-même est une voie plus sûre pour aller à Dieu que les recherches profondes de la science.
    Ce n'est pas qu'il faille blâmer la science, ni la simple connaissance d'aucune chose; car elle est bonne en soi, et dans l'ordre de Dieu; seulement on doit préférer toujours une conscience pure et une vie sainte.
    Mais, parce que plusieurs s'occupent davantage de savoir que de bien vivre, ils s'égarent souvent, et ne retirent que peu ou point de fruit de leur travail.
  5. Oh ! s'ils avaient autant d'ardeur pour extirper leurs vices et pour cultiver la vertu que pour remuer de vaines questions, on ne verrait pas tant de maux et de scandales dans le peuple, ni tant de relâchement dans les monastères.
    Certes, au jour du jugement on ne nous demandera point ce que nous avons lu, mais ce que nous avons fait; ni si nous avons bien parlé, mais si nous avons bien vécu.
    Dites-moi où sont maintenant ces maîtres et ces docteurs que vous avez connus lorsqu'ils vivaient encore, et lorsqu'ils florissaient dans leur science ?
    D'autres occupent à présent leur place, et je ne sais s'ils pensent seulement à eux. Ils semblaient, pendant leur vie, être quelque chose, et maintenant on n'en parle plus.
  6. Oh ! que la gloire du monde passe vite ! Plût à Dieu que leur vie eût répondu à leur science ! Ils auraient lu alors et étudié avec fruit.
    Qu'il y en a qui se perdent dans le siècle par une vaine science, et par l'oubli du service de Dieu.
    Et, parce qu'ils aiment mieux être grands que d'être humbles, ils s'évanouissent dans leurs pensées (2).
    Celui-là est vraiment grand, qui a une grande charité.
    Celui-là est vraiment grand, qui est petit à ses propres yeux, et pour qui la plus grande gloire n'est qu'un pur néant.
    Celui-là est vraiment sage, qui, pour gagner Jésus-Christ, regarde comme de l'ordure, du fumier toutes les choses de la terre (3).
    Celui-là possède la vraie science, qui fait la volonté de Dieu et renonce à la sienne.

    (1): Jean, ch. VIII, ver. 25.
    (2): Rom., ch. I,
    ver. 21.
    (3): Philip., ch. III,
    ver. 8.

Réflexions de l'abbé de Lamennais :


Il y a deux doctrines, mais il n'y a qu'une vérité.
Il y a deux doctrines: l'une de Dieu, immuable comme lui, l'autre de l'homme, changeante comme lui. La Sagesse incréée, le Verbe divin, répand la première dans les âmes préparées à la recevoir. Et la lumière qu'elle leur communique est une partie d'elle-même, de la vérité substantielle et toujours vivante. Offerte à tous, elle est donnée avec plus d'abondance à l'humble de cœur. Et comme elle ne vient pas de lui, qu'elle peut à chaque instant lui être retirée, qu'elle ne dépend en aucune façon de l'intelligence qu'elle éclaire, il la possède sans être tenté de vaine complaisance dans sa possession.
La doctrine de l'homme, au contraire, flatte son orgueil, parce qu'il en est le père: "Cette idée m'appartient, j'ai dit cela le premier, on ne savait rien là-dessus avant moi." Esprit superbe, voilà ton langage. Mais bientôt on conteste à cette puissante raison ce qui fait sa joie; on rit de ses idées fausses qu'elle a crues vraies, de ses découvertes imaginaires. Le lendemain on n'y pense plus, et le temps emporte jusqu'au nom de l'insensé qui ne vécut que pour être immortel sur la terre.
O Jésus, daignez mettre en moi votre vérité sainte, et qu'elle me préserve à jamais des égarements de mon propre esprit !


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