vendredi 22 février 2019

De la résistance aux tentations

1. Ou trouver en ce monde un homme sans épreuve ?
Aux flots de la souffrance il faut que l'on s'abreuve.
Il est écrit dans Job : Les mortels ici-bas
Sont destinés à vivre au milieu des combats. (1)
Aussi doit-on prier et veiller sans relâche,
Ne se montrer jamais présomptueux ni lâche,
Si l'on veut triompher du Lion rugissant
Qui rôde jour et nuit autour de l'innocent. (2)
Quelle âme, loin des cieux, encor que vraiment sainte,
N'a point connu parfois et la lutte et la crainte ?

2. Bien que source d'ennuis pour notre infirmité,
L'épreuve néanmoins a son utilité :
En brisant notre orgueil, la croix nous fortifie ;
En éclairant nos cœurs, elle nous purifie.
Quel saint put échapper à la tentation ?
Quel juste fut exempt de tribulation ?
Qui ne fut assez fort pour affronter l'orage,
Sur l'océan du monde eut bientôt fait naufrage.
Est-il un monastère, un ordre si parfait,
Qu'on y soit à l'épreuve entièrement soustrait ?

3. Durant les tristes jours de leur pèlerinage,
De tous les fils d'Adam la guerre est le partage ;
Car la funeste pente au plaisir criminel
En tout homme est vraiment un vice originel.
La tribulation constamment nous obsède :
Une épreuve s'éloigne, une autre lui succède,
Et toujours nous serons en butte à la douleur,
Ayant perdu jadis tous nos droits au bonheur.
Tel, qui s'était promis d'échapper par la fuite,
Se vit plus fortement affligé dans la suite.
Est-ce en fuyant toujours qu'on peut être vainqueur ?
C'est au chrétien vaillant, c'est à l'humble de cœur,
Que le Dieu des combats réserve la victoire.

4. Pour que notre progrès ne soit point illusoire,
Que toujours notre cœur, plutôt que le dehors,
Soit le premier objet de nos constants efforts ;
Car autrement la chair reprendra son empire,
Et l'état de notre âme alors deviendra pire.
Avec l'appui du Ciel, la longanimité
Fut toujours préférable à la rigidité :
En s'armant de douceur et d'humble obéissance,
On amortit les traits de la concupiscence,
Bien mieux qu'en s'irritant contre la passion.
Prenez souvent conseil dans la tentation.
Si la loi de l'amour en nos cœurs fut gravée,
Serons-nous jamais durs envers l'âme éprouvée ?

5. Au début du combat, si l'on ne veut point choir,
On doit fuir l'inconstance et rester plein d'espoir.
Vaisseau sans gouvernail, balloté par l'orage,
L'inconstant pour un rien souvent se décourage.
Le combat acharné que nous livre l'Enfer,
C'est l'épreuve du feu pour l'or et pour le fer. (3)
L'homme ignore souvent ce dont il est capable :
Dans la lutte on le voit sous son jour véritable.
Restons sur le qui-vive, et surtout au début :
Tout homme désireux d'assurer son salut,
Tenant au fond du cœur ses forces concentrées,
Avec un soin jaloux en garde les entrées.
En un sujet si grave, écoutez, ô chrétien,
L'importante leçon que vous donne un païen :
« Contre un défaut naissant qu'on soit inexorable :
« Quand le mal s'invétère, il devient incurable. » (4)
Une simple pensée a traversé l'esprit,
Mais bientôt du plaisir l'image nous sourit :
Avec ses faux appas, pour mieux captiver l'âme,
Elle va droit au cœur, qui se trouble, s'enflamme,
Et ravit au vouloir un plein assentiment.
Ce n'est point tout d'un trait, c'est insensiblement
Que le poison mortel se glisse dans nos veines.
En luttant sans vigueur, nous nous forgeons des chaînes ;
Et, plus nous reculons devant un noble effort,
Plus Satan contre nous chaque jour devient fort.

6. Aux nouveaux convertis il souffle l'épouvante ;
Parfois c'est à la mort que sa fureur augmente ;
Mais à combien d'élus, dans son profond dépit,
N'accorda-t-il jamais un instant de répit !
Contre d'autres pourtant moins terrible est sa haine.
Tel fut le plan d'un Dieu, sagesse souveraine :
De ses faibles enfants mesurant les vertus,
Il a tout disposé pour sauver ses élus.

7. Quand notre âme gémit au sein de la souffrance,
Au lieu de nous troubler, de perdre l'espérance,
C'est alors qu'il nous faut redoubler de ferveur,
Pour appeler sur nous la céleste faveur,
Dieu nous faisant tirer un immense avantage
Du misérable sort qui fut notre héritage. (5)
Au sein de la tempête, au plus fort de l'assaut,
Courbons-nous humblement sous la main du Très-Haut : (6)
Car à l'humble de cœur Jésus prépare un trône ; (7)
S'il l'éprouve sur terre, au ciel il le couronne.

8. Pour marcher au triomphe après le Roi des rois,
Arborons vaillamment l'étendard de la croix.
Plus rude est le combat, plus noble est la victoire.
Quand notre âme est en paix, quel beau titre de gloire
De goûter la ferveur, d'aimer la piété ?
Mais, aux jours de l'épreuve et de l'adversité,
Quand on soutient la lutte avec persévérance,
D'un merveilleux progrès on donne l'espérance.
Pour triompher du vice on peut être un héros,
Et céder chaque jour à de moindres défauts :
En de légers combats quand si prompte est la chute,
Elle enseigne à trembler, lorsque grandit la lutte.


(1): Job, ch. VII, ver. 1.
(2): Pierre I, ch. V, ver. 8.
(3): Ecclésiastique, ch. XXXI, ver. 26.
(4): Ovide.
(5): Cor. I, ch. X, ver. 13.
(6): Pierre I, ch. V, ver. 6.
(7): Ps. 33, ver. 19.


 




Traduction littérale de l'abbé de Lamennais :

  1. Tant que nous vivons ici-bas, nous ne pouvons être exempts de tribulations et d'épreuves.
    C'est pourquoi il est écrit au livre de Job: La tentation est la vie de l'homme sur la terre (1).
    Chacun devrait donc être toujours en garde contre les tentations qui l'assiègent, et veiller et prier pour ne point laisser lieu aux surprises du démon, qui ne dort jamais, et qui tourne de tous côtés, cherchant quelqu'un pour le dévorer (2).
    Il n'est point d'homme si parfait et si saint qui n'ait quelquefois des tentations, et nous ne pouvons en être entièrement affranchis.
  2. Mais, quoique importunes et pénibles, elles ne laissent pas d'être souvent très utiles à l'homme parce qu'elles l'humilient, le purifient et l'instruisent.
    Tous les saints ont passé par beaucoup de tentations et de souffrances, et c'est par cette voie qu'ils ont avancé; mais ceux qui n'ont pu soutenir ces épreuves, Dieu les a réprouvés, et ils ont défailli dans la route du salut.
    Il n'y a point d'ordre si saint, ni de lieu si secret, où l'on ne trouve des peines et des tentations.
  3. L'homme, tant qu'il vit, n'est jamais entièrement à l'abri des tentations, car nous en portons le germe en nous, à cause de la concupiscence dans laquelle nous sommes nés.
    L'une succède à l'autre; et nous aurons toujours quelque chose à souffrir, parce que nous avons perdu le bien et la félicité primitive.
    Plusieurs cherchent à fuir pour n'être point tentés, et ils y tombent plus gravement.
    Il ne suffit pas de fuir pour vaincre, mais la patience et la véritable humilité nous rendent plus fort que tous nos ennemis.
  4. Celui qui, sans arracher la racine du mal, évite seulement les occasions extérieures, avancera peu; au contraire, les tentations reviennent à lui plus promptement et plus violentes.
    Vous vaincrez plus sûrement peu à peu et par une longue patience, aidé du secours de Dieu, que par une rude et inquiète opiniâtreté.
    Prenez souvent conseil dans la tentation, et ne traitez point durement celui qui est tenté, mais secourez-le comme vous voudriez qu'on vous secourût vous-même.
  5. Le commencement de toutes les tentations est l'inconstance de l'esprit et le peu de confiance en Dieu.
    Car, comme un vaisseau sans gouvernail est poussé çà et là par les flots, ainsi l'homme faible et changeant qui abandonne ses résolutions est agité par des tentations diverses.
    Le feu éprouve le fer (3), et la tentation, l'homme juste.
    Nous ne savons souvent ce que nous pouvons, mais la tentation montre ce que nous sommes.
    Il faut veiller cependant, surtout au commencement de la tentation, car on triomphe beaucoup plus facilement de l'ennemi, si on ne le laisse point pénétrer dans l'âme, et si on le repousse à l'instant même où il se présente pour entrer.
    C'est ce qui a fait dire à un ancien: Arrêtez le mal dès son origine; le remède vient trop tard quand le mal s'est accru par de longs délais (4).
    D'abord une simple pensée s'offre à l'esprit, puis une vive imagination, ensuite le plaisir et le mouvement déréglé, et le consentement. Ainsi peu à peu l'ennemi envahit toute l'âme, lorsqu'on ne lui résiste pas dès le commencement.
    Plus on met de retard et de langueur à le repousser, plus on s'affaiblit chaque jour, et plus l'ennemi devient fort contre nous.
  6. Plusieurs sont affligés de tentations plus violentes au commencement de leur conversion; d'autres, à la fin; il y en a qui souffrent presque toute leur vie.
    Quelques-uns sont tentés assez légèrement, selon l'ordre de la sagesse et de la justice de Dieu qui connaît l'état des hommes, pèse leurs mérites, et dispose tout pour le salut de ses élus.
  7. C'est pourquoi, quand nous sommes tentés, nous ne devons point perdre l'espérance, mais prier Dieu avec plus de ferveur, afin qu'il daigne nous secourir dans toutes nos tribulations; car, selon la parole de l'Apôtre, il nous fera tirer avantage de la tentation même, de sorte que nous puissions la surmonter (5).
    Humilions donc nos âmes sous la main de Dieu (6), dans toutes nos tentations, dans toutes nos peines, parce qu'il sauvera et relèvera les humbles d'esprit (7).
  8. Dans les tentations et les traverses, on reconnaît combien l'homme a fait de progrès. Le mérite est plus grand, et la vertu paraît davantage.
    Il est peu difficile d'être pieux et fervent lorsque l'on n'éprouve rien de pénible; mais celui qui se soutient avec patience au temps de l'adversité donne l'espoir d'un grand avancement.
    Quelques-uns surmontent les grandes tentations et succombent tous les jours aux petites, afin qu'humiliés d'être si faibles dans les moindres occasions, ils ne présument jamais d'eux-mêmes dans les grandes.

    (1): Job, ch. VII, ver. 1.(2): Pierre I, ch. V, ver. 8.
    (3): Ecclésiastique, ch. XXXI, ver. 26.
    (4): Ovide.
    (5): Cor. I, ch. X, ver. 13.
    (6): Pierre I, ch. V, ver. 6.
    (7): Ps. 33, ver. 19.

Réflexions de l'abbé de Lamennais :


Nul homme n'est exempt de tentations. Elles nous purifient, nous éprouvent, nous instruisent, nous humilient.
Ce n'est pas seulement par la fuite ou par une résistance violente qu'on en triomphe, mais par une patience tranquille et un confiant abandon entre les mains de Dieu. Veillons cependant, selon le précepte de Jésus-Christ, veillons et prions (1). On surmonte aisément la tentation naissante. Mais si on la laisse croître et se fortifier, on porte, en succombant, la peine de sa négligence ou de sa présomption.
Voulez-vous réellement vaincre ? repoussez l'ennemi dès sa première attaque. Voulez-vous retirer du combat l'avantage en vue duquel Dieu permet que nous soyons tentés ? reconnaissez votre misère, votre faiblesse, votre impuissance et humiliez-vous de plus en plus. L'humilité est le fondement de notre sûreté, de notre paix et de toute perfection.

(1): Marc, ch. XIV, ver. 38.


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